vendredi 29 janvier 2016

L'art abstrait est-il une utopie?



Le monument à la Troisième-Internationale, aussi appelée Tour Tatline, projet de bâtiment de 400m crée par l'architecte russe Vladimir Tatline et devant être érigé à Petrograd après la Révolution Bolchévique (1917) pour le Komintern.


L'art abstrait est-il une utopie?

              

Walter Gropius, grand architecte allemand, dans le Manifeste du Bauhaus de 1919, montre sa volonté de créer un nouveau mouvement révolutionnaire: "Formons une nouvelle corporation d’artisans, sans ces arrogantes divisions de classe qui ont  érigé avec insolence un mur qui sépare les artistes des artisans. Désirons, envisageons et créons une nouvelle corporation, la corporation de l’avenir qui sera tout à la fois, sous une forme unique,  architecture, sculpture et peinture, qui s’élèvera des mains d’un  million d’artisans comme le symbole cristallin d’une nouvelle foi à venir". Les intentions de cet architecte faisant partie du mouvement de  l'art abstrait est ainsi de changer le monde et la manière d'appréhender  l'art, et en particulier briser cette barrière existant entre les  artistes et les artisans. Ces idées novatrices montrent bien que l'art  abstrait a pour vocation de construire un nouveau monde idéal.
 Se pose alors la question de savoir si l’art abstrait peut être assimilé à une utopie.
 
               L’utopie, c’est d’abord un genre littéraire qui décrit une société idéale, un lieu qui n’existe pas. Alors est-il légitime de comparer deux types d’art qui n’ont, en apparence, pas de lien ? L’œuvre littéraire dépeint un univers que nous nous créons, nous lecteur, par notre imagination, alors que l’œuvre d’art montre, peut-être de manière arbitraire, un univers déjà créé par l’artiste. Mais dans le cas de l’art abstrait, peut-on réellement dire que l’artiste impose sa propre vision d’un monde idéal ? La plupart des artistes abstraits ont justement eu comme but de supprimer toute subjectivité dans leurs œuvres. Ont-ils réussi ? C’est là toute la question…

               L’utopie, c’est aussi une manière péjorative de désigner un phénomène ou un concept qui aurait échoué ou échouerait à être réalisé. Cependant, dans l’œuvre de Thomas Moore, Utopia (il a crée le mot grâce à une double racine : u-topos, qui signifie lieu qui n’a pas de situation spatiale, et eu-topos, lieu « bien »), le fait qu’une utopie ne se réalise pas n’est pas un défaut, c’est normal, et même le but d’une utopie. Dans ce cas, même si les idées des artistes abstraits n'ont pas été appliquées, comme des projets de réalisations architecturales, ou les théories de Delaunay pour faire littéralement vibrer les couleurs sur la toile (oui oui, vibrer: les pigments étaient sensés bouger plus ou moins en fonction de la couleur mitoyenne), ce sont toujours des utopies, justement parce qu'elle n'ont pas abouti.

               Il faut donc bien distinguer d’une part l’utopie qui n’a pas vocation à se réaliser, et d’autre part l’utopie récente (qui apparaît à partir de la fin du XVIIIème siècle) qui est faite pour être réalisée. Le constructivisme, part importante de l’art abstrait, a est né de la volonté de reconstruire la société russe en appuyant la Révolution de 1917 à 1921. Ils ont permis la construction de nombreux bâtiments, mettant ainsi en œuvre leurs idées de cité idéale. Mais quand l’art devient politique, comme c’est le cas ici, c'est-à-dire que l’art est au service de la société pour l’améliorer et la faire correspondre à un idéal, est-ce toujours une utopie, puisque qu’il a été réalisé ? 

                On peut considérer que l’art abstrait est une utopie, dans le sens péjoratif du terme, car les artistes n’ont jamais réussi à se distancier suffisamment de leurs créations pour en faire une œuvre « autonome », comme l’a dit Delaunay, l’un des principaux artistes du mouvement. L’œuvre est toujours une idée qui vient de l’artiste, la création le reflet de leur subjectivité, comme nous pouvons voir par exemple des résurgences du passé de Kandinsky grâce à des motifs récurrents (comme le motif de la montagne bleue, paysage russe de sa jeunesse) sous forme de triangle, ou la troïka, traîneau tiré par trois chevaux représenté par trois traits noirs). De plus, certaines œuvres abstraites n’ont aucun but, et surtout pas de construire une société idéale, puisqu’elles veulent s’éloigner le plus possible de la réalité. 

                Toutefois, de nombreux éléments montrent que l'art abstrait ne correspond pas tout à fait à la définition de l'utopie. Il est réel, il ne peut donc pas être totalement « abstrait », ni être une véritable utopie. Mais il semblerait plutôt correspondre à une hétérotopie, concept mis en place par Michel Foucault : il apporte un nouveau regard sur le monde, crée des œuvres qui réactivent certains éléments de l’utopie en visant le réel pour porter un autre regard sur le monde. L’hétérotopie, comme l’a décrite Foucault, est un espace réel, concret, qui permet à l’imaginaire de s’évader, qui renvoie à une autre dimension et qui n’obéit pas aux règles de notre société mais en a d’autres (peut-être plus transcendantales) comme le cimetière, ou les maisons closes. Ainsi, les œuvres abstraites ouvrent un passage vers une autre dimension, qui nous permet de nous contempler nous-mêmes et un autre monde.

L'hétérotopie est aussi une hétérochronie, c’est-à-dire qu’elle se place sur une dimension temporelle différente : le temps ne passe pas de la même manière au musée qui réunit des objets provenant de toutes les époques. En observant un œuvre abstraite, en particulier celles du minimalisme et du color-field painting (des œuvres monochromes, immenses dans lesquelles les spectateurs sont immergés), l’observateur perd la notion de l’espace et du temps et de retrouve dans une dimension autre, idéale. Comme l’a dit Denis René, l’art abstrait est « un courant qui donne toute sa place à la pensée rationnelle, créateur d’une nouvelle réalité, de nouveaux espaces, porteur d’une nouvelle vision de l’homme maîtrisant son destin ». 

L’art abstrait est donc le lieu d’un ailleurs qui nous transporte dans un imaginaire, issu de notre subjectivité à tous, pour créer une autre réalité, idéale.

 



lundi 21 décembre 2015

Le spectateur et l'oeuvre


The Marriage of Reason and Squalor, II, Frank Stella, 1959, Museum of Modern Art, New York.

               Cette œuvre est signée Frank Stella (né en 1936), artiste américain considéré comme précurseur de l’art minimaliste, et artiste principal de l’Op Art, ou art optique, qui exploite la fiabilité de l’œil au-travers d’illusions ou de jeux optiques. Il commence tout d’abord par être influencé par l’expressionnisme abstrait, avant de rejeter son lyrisme et l’utilisation de la peinture comme moyen d’expression d’une intériorité en 1950. Sa première exposition est dédiée à ses Black Paintings dont est issu le tableau que nous allons étudier. Carl Andre, artiste plasticien américain, écrira au sujet de ces œuvres : « l’art exclu le superflu, ce qui n’est pas nécessaire. Pour Franck Stella, il s’est avéré nécessaire de peindre des bandes. Il n’y a rien d’autre dans sa peinture. Frank Stella ne s’intéresse pas à l’expression ou à la sensibilité. Il s’intéresse aux nécessités de la peinture… Ses bandes sont les chemins qu’emprunte le pinceau sur la toile. Ces chemins ne conduisent qu’à la peinture. » Cette phrase représente bien l’idéologie de Stella, selon qui « what you see is what you see».

               Cette œuvre, intitulée The Marriage of Reason and Squalor, II, fut réalisée en 1959. Ce titre, signifiant littéralement Le Mariage de la Raison et de la Misère (Noire), est accrocheur et contraste avec l’œuvre qui se limite à une couleur, le noir, et à un dessin en bande géométriques peu apparentes dans une facture très impersonnelle et plate. Le mariage renvoie à un thème classique de l’art, traité de manière académique, ce qui n’est pas le cas ici. Le noir est certes la couleur de la toile, mais il est travaillé de telle sorte qu’il s’associe virtuellement au blanc de la lumière qui se reflète dans l’œuvre. 

                 Le support est en toile et la technique utilisée est l’émail. L’œuvre est composée de U noirs inversés et parallèles, contenant des bandes séparées par de fines lignes de toile vierge. Le motif géométrique est répété, sans figuration ni coup de pinceau expressif de l’œuvre, et le spectateur est obligé de reconnaitre cette toile comme une simple surface plane recouverte de peinture, sans représentation. Elle mesure 2,30 m par 3,40 m, ce qui invite le spectateur à s’éloigner de l’œuvre pour mieux l’appréhender. 

               La couleur noire est une couleur qui fait débat car elle pose la question de savoir si nous pouvons la considérer comme une couleur ou non. Il est maintenant à peut près acquis que le noir est une couleur, mais qui représente l’absence de couleur. Traditionnellement, cette couleur évoque le deuil, l’autorité, la révolte, la sobriété ou le mystère. Elle a été le premier pigment préparé par l’homme à partir de bois carbonisé ; elle reste la couleur la plus consommée par l’homme pour l’écriture, l’imprimerie, la peinture, et elle est également la couleur pour laquelle il existe le plus grand nombre de procédés de production. Il s’agit ici de peinture industrielle, dont l’utilisation est caractéristique des œuvres minimalistes. 

                La lumière de l’œuvre est due aux stries claires et à la réflexion de la lumière du lieu ou elle est exposée sur le pigment noir, ce qui lui donne de nombreux reflets. Nous retrouvons bien ici toutes les caractéristiques des œuvres minimalistes, avec une volonté de ne pas représenter un sujet précis auquel le spectateur peut se raccrocher. L’œuvre n’existe que grâce au regard de celui-ci et à la relation qu’il crée avec elle. Son environnement aussi est important ; la lumière se reflète sur elle, la place qu’elle prend dans son environnement, puisqu’elle est grande, est aussi capitale : l’œuvre rayonne hors de son cadre par illusion d’optique, virtuellement.