L'art abstrait est-il une utopie?
Walter Gropius, grand architecte
allemand, dans le Manifeste
du Bauhaus de 1919, montre sa volonté de créer un nouveau mouvement
révolutionnaire: "Formons une nouvelle corporation d’artisans, sans ces
arrogantes divisions de classe qui ont érigé avec insolence un mur qui
sépare les artistes des artisans. Désirons, envisageons et créons une nouvelle
corporation, la corporation de l’avenir qui sera tout à la fois, sous une forme
unique, architecture, sculpture et peinture, qui s’élèvera des mains d’un
million d’artisans comme le symbole cristallin d’une nouvelle foi à
venir". Les intentions de cet architecte faisant partie du mouvement de
l'art abstrait est ainsi de changer le monde et la manière d'appréhender
l'art, et en particulier briser cette barrière existant entre les
artistes et les artisans. Ces idées novatrices montrent bien que l'art
abstrait a pour vocation de construire un nouveau monde idéal.
Se pose alors la question de savoir si l’art
abstrait peut être assimilé à une utopie.
L’utopie, c’est d’abord un genre littéraire qui décrit une société idéale, un
lieu qui n’existe pas. Alors est-il légitime de comparer deux types d’art qui
n’ont, en apparence, pas de lien ? L’œuvre littéraire dépeint un univers
que nous nous créons, nous lecteur, par notre imagination, alors que l’œuvre
d’art montre, peut-être de manière arbitraire, un univers déjà créé par
l’artiste. Mais dans le cas de l’art abstrait, peut-on réellement dire que
l’artiste impose sa propre vision d’un monde idéal ? La plupart des
artistes abstraits ont justement eu comme but de supprimer toute subjectivité
dans leurs œuvres. Ont-ils réussi ? C’est là toute la question…
L’utopie, c’est aussi une manière péjorative de désigner un phénomène ou un
concept qui aurait échoué ou échouerait à être réalisé. Cependant, dans l’œuvre
de Thomas Moore, Utopia
(il a crée le mot grâce à une double racine : u-topos, qui signifie lieu
qui n’a pas de situation spatiale, et eu-topos, lieu « bien »), le
fait qu’une utopie ne se réalise pas n’est pas un défaut, c’est normal, et même
le but d’une utopie. Dans ce cas, même si les idées des artistes abstraits
n'ont pas été appliquées, comme des projets de réalisations architecturales, ou
les théories de Delaunay pour faire littéralement vibrer les couleurs sur la
toile (oui oui, vibrer: les pigments étaient sensés bouger plus ou moins en
fonction de la couleur mitoyenne), ce sont toujours des utopies, justement
parce qu'elle n'ont pas abouti.
Il faut donc bien distinguer d’une part l’utopie qui n’a pas vocation à se
réaliser, et d’autre part l’utopie récente (qui apparaît à partir de la fin du
XVIIIème siècle) qui est faite pour être réalisée. Le constructivisme, part
importante de l’art abstrait, a est né de la volonté de reconstruire la société
russe en appuyant la Révolution de 1917 à 1921. Ils ont permis la construction
de nombreux bâtiments, mettant ainsi en œuvre leurs idées de cité idéale. Mais
quand l’art devient politique, comme c’est le cas ici, c'est-à-dire que l’art
est au service de la société pour l’améliorer et la faire correspondre à un
idéal, est-ce toujours une utopie, puisque qu’il a été réalisé ?
On peut considérer que l’art abstrait est une utopie, dans le sens péjoratif du
terme, car les artistes n’ont jamais réussi à se distancier suffisamment de
leurs créations pour en faire une œuvre « autonome », comme l’a dit
Delaunay, l’un des principaux artistes du mouvement. L’œuvre est toujours une
idée qui vient de l’artiste, la création le reflet de leur subjectivité, comme
nous pouvons voir par exemple des résurgences du passé de Kandinsky grâce à des
motifs récurrents (comme le motif de la montagne bleue, paysage russe de sa
jeunesse) sous forme de triangle, ou la troïka, traîneau tiré par trois chevaux
représenté par trois traits noirs). De plus, certaines œuvres abstraites n’ont
aucun but, et surtout pas de construire une société idéale, puisqu’elles
veulent s’éloigner le plus possible de la réalité.
Toutefois, de nombreux éléments montrent que l'art abstrait ne correspond pas
tout à fait à la définition de l'utopie. Il est réel, il ne peut donc pas être
totalement « abstrait », ni être une véritable utopie. Mais il
semblerait plutôt correspondre à une hétérotopie, concept mis en place par
Michel Foucault : il apporte un nouveau regard sur le monde, crée des
œuvres qui réactivent certains éléments de l’utopie en visant le réel pour
porter un autre regard sur le monde. L’hétérotopie, comme l’a décrite Foucault,
est un espace réel, concret, qui permet à l’imaginaire de s’évader, qui renvoie
à une autre dimension et qui n’obéit pas aux règles de notre société mais en a
d’autres (peut-être plus transcendantales) comme le cimetière, ou les maisons
closes. Ainsi, les œuvres abstraites ouvrent un passage vers une autre
dimension, qui nous permet de nous contempler nous-mêmes et un autre monde.
L'hétérotopie est aussi une
hétérochronie, c’est-à-dire qu’elle se place sur une dimension temporelle
différente : le temps ne passe pas de la même manière au musée qui réunit
des objets provenant de toutes les époques. En observant un œuvre abstraite, en
particulier celles du minimalisme et du color-field painting (des œuvres
monochromes, immenses dans lesquelles les spectateurs sont immergés),
l’observateur perd la notion de l’espace et du temps et de retrouve dans une
dimension autre, idéale. Comme l’a dit Denis René, l’art abstrait est « un
courant qui donne toute sa place à la pensée rationnelle, créateur d’une nouvelle
réalité, de nouveaux espaces, porteur d’une nouvelle vision de l’homme
maîtrisant son destin ».
L’art abstrait est donc le lieu
d’un ailleurs qui nous transporte dans un imaginaire, issu de notre
subjectivité à tous, pour créer une autre réalité, idéale.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire