lundi 7 décembre 2015

In Italian, Jean-Michel Basquiat: l'art comme exutoire et instument de dénonciation





In Italian, Jean-Michel Basquiat, 1983, acrylique et crayon sur toile, The Brant Foundation Art Study Center (Greenwich)

Jean-Michel Basquiat (1960-1988) est un artiste d'avant-garde américain d'origine haïtienne et portoricaine, et l'un des créateurs du mouvement underground. Son amitié avec Andy Warhol à partir de 1983 influence nombreuses de ses œuvres qui se teintent de pop'art. Son style est très original, nerveux, violent et énergique. Il se dépeint comme une personne marqué par son passé, son époque, son milieu de vie, fier de ses origines. 

Ce tableau datant de 1983, peint à l’origine sur une toile en bois noire, mesure 224.8 sur 203.2 cm. Le titre est mystérieux : aucun des mots n’est en italien, et il n’est pas fait du tout allusion à l’Italie. Les petites pièces qui dépassent à toutes les extrémités de la toile sont en bois, et sont là pour témoigner de la rudesse et la matérialité du travail de Basquiat. Il y a une véritable séparation au milieu de la toile: c’est le résultat d’un assemblage de panneaux qui furent peints séparément, d’où la distinction si nette entre les couleurs de chacun. Invisibles sur la photo, les traces de pas de l’artiste sont présentes sur l’œuvre, car celui-ci marchait dessus pour peindre sur les immenses tasseaux. Cela reflète bien la relation fusionnelle qu’entretenaient les artistes de ce siècle avec leurs créations, comme Jackson Pollock qui, en pratiquant la technique qui lui était propre, le « dripping » (laisser goutter de la peinture sur une surface), écrasait ses mégots sur la toile, ou marchait également dessus. Les couleurs prédominantes sont les couleurs primaires, le bleu, le rouge, le vert et le jaune, couleurs vives et d’apparence joyeuse, contrebalancées par le noir. Basquiat sème dans son œuvre toutes sortes d’indices, permettant à la fois de cerner sa propre personnalité, mais aussi l’atmosphère de son époque et de la société américaine, avec laquelle il est en conflit.

«In God we trust», dit le quarter dont la devise accompagne le profil du président américain. L’année 1951, sous le mandat d’Harry S. Truman qui marque le début de la guerre froide, marque la nomination de Mc Carthy en temps que président de la commission sénatoriale d’enquête sur les activités anti-américaines, qui provoque un climat de violence et de délation au sein de la société. Il s’agit aussi de la date de la mort d’Harry Tyson Moore dans un attentat à la bombe mené par les activistes du Ku Klux Klan ; il était le fondateur de 50 branches de la National Association for the Advancement of colored people (NAACP). Mais c’est aussi la date à partir de laquelle en Afrique du Sud les Bantoustans, ou « homelands », sont mis en place : ce sont des régions autonomes crées pour y affecter arbitrairement les africains en fonction de leurs origines, et instituer une Afrique du Sud « racialement pure ». En haut, deux dates apparaissent : 1594-1752. Ces deux dates font référence à deux moments importants de l’esclavagisme (1594 : La première expédition négrière française et 1752 : George Washington achète la part de sa belle-sœur dans le domaine de Mont Vernon comprenant cent dix-huit esclaves.). Basquiat souffre quotidiennement de la discrimination depuis son enfance et se sert de ses toiles pour l’exprimer pleinement.

Basquiat proteste également contre la société de consommation, comme son ami Warhol. Il redessine le quarter mais barre le mot «Liberty», puis le reproduit plus loin en rendant le visage grimaçant, et le copyright fait son apparition, montrant à quel point la notion même de liberté, droit et valeur inaliénable de l’homme, a été utilisée par cette société, et qu’elle appartient désormais… à qui ? L’Etat, le gouvernement ? Un autre élément apparaît ainsi copyrighté : le mot « corpus », qui signifie corps, en latin, mais aussi un ensemble de documents, artistiques ou non. La question de la propriété est donc capitale dans cette œuvre : qui est le vrai propriétaire de notre corps, de nos œuvres en général ? Le copyright est ambigü : est-il là pour rappeler que notre corps nous appartient, ou que celui-ci est possédé par quelqu’un d’autre, l’état et la société de consommation par exemple ?

Basquiat lui-même et son passé est très présent au sein de son œuvre. Une reproduction d’un cœur portant la mention « Diagram of the heart pumping » et le mot « blood » ou « sangre », témoigne du passé de l’artsite. En effet, lorsqu’il était jeune, Basquiat a été renversé par une voiture. Pour l’occuper le temps de sa convalescence, sa mère lui a offert le livre « Grey’s anatomy ». Il s’en est donc inspiré pour ce tableau. Central, un personnage vert grimace au spectateur. Il n’est plus noir : sa peau, un mélange de couleurs primaires, n’existe pas, comme pour montrer à quel point il se sent mis à l’écart, différent, jugé par nous tous, par notre regard de spectateur horrifié par cette « gueule-cassée » à la couleur inhabituelle. Sa souffrance à cause du racisme, qu’il endure quotidiennement, se manifeste moins par son teint verdâtre que par ce qu’il y a écrit au-dessus de sa tête: «crown of thorns» ou «couronne d’épines» en français, la souffrance au quotidien ; les dernières paroles du Christ avant de mourir peuvent refléter la situation des afro-américains vus comme des martyrs et presque divinisés : « pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». A côté, une autruche et le mot hoek sont dessinés ; ce sont les symboles majeurs du pop’art. En dessous du personnage, le mot sangre, sang en portugais, et ¿ sangue ?, aussi sang, mais en espagnol, apparaissent, toujours en référence au livre « Grey’s anatomy » qu’il a lu étant jeune. 

Basquiat « aimait, autant que le sens des mots, leur aspect visuel », selon Dieter Buchhart, commissaire de l’exposition consacrée à l’artiste. En descendant dans le tableau, on remarque la répétition du mot « teeth », proche du mot « this » en anglais. Il le répète et le superpose, créant l'illusion des dents par cet alignement de lettres, transformant le mot en figure. Les mots sont barrés, grattés, réécrits, écrits à l’encre noire, blanche ou jaune, les trois « races » de l’humanité. «Je redessine et j'efface mais jamais au point que l'on ne puisse voir ce qu'il y avait avant. C'est ma version du repentir», disait Basquiat. C’est un art stratifié, et notre rôle est de mener une expédition archéologique pour en découvrir toutes les possibilités et mettre au jour les « trésors » de l’œuvre.

Alors l'art doit-il servir à une dénonciation personnelle? Est-il dépendant de notre subjectivité? Et cette abondance de symboles est-elle éclairante, ou trop obscure pour le spectateur, qui, lorsqu'il observe la toile pour la première fois, n'a peut-être pas la connaissance suffisante pour comprendre l’œuvre dans sa totalité? La connaissance du contexte de l’œuvre est-elle nécessaire pour l'appréhender?

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